On connait Lady Gaga surtout pour ses frasques scéniques extravagantes. Mais quand elle ne fait pas de soupe à l’autotune, force est de reconnaître que la dame possède une belle maîtrise et un certain talent dopé par une voix aux accents jazzy qui n’auraient rien à envier à une Amy Winehouse. D’ailleurs, je m’étais déjà exprimé là-dessus il y a quelques temps déjà. Et donc, quand je suis tombé – complètement par hasard bien sûr – sur la vidéo de Lady Gaga lors du défilé Victoria’s Secret à Paris en 2016, mon sang n’a fait qu’un tour. Je vois d’ici venir vos remarques graveleuses, alors qu’il ne s’agit pas du tout de perversion, loin s’en faut, ou disons presque pas. En vérité, après quelques seconde de vidéo, je me suis franchement demandé si je n’étais pas en train d’assister à une performance subversive et féministe ? Lady Gaga aurait-elle subtilement mis un gros coup de pied dans la fourmilière du monde de la mode et ses canons dévastateurs pour des générations de filles (et parfois de garçons) ?

Subversion féministe à un défilé Victoria’s Secret ? Mais notre chroniqueur (préféré) aurait-il pris un coup de soleil sur le crâne pour raconter de pareilles sornettes ? D’une part, les malheureux habitant au nord d’Avignon vous confirmeront que ce n’était pas possible cet été, d’autre part… pas du tout et je m’apprête à vous justifier tout ça. Mais posons avant tout le décor.

Chaque année en hiver, la marque de lingerie Victoria’s Secret présente, comme beaucoup d’autres marques, ses nouveaux modèles de prêt-à-porter. Comme c’est devenu la mode (ahah) depuis quelques temps, la bande originale du défilé est assurée, en live, par un chanteur ou une chanteuse, de préférence mondialement connu(e) et plutôt mainstream. S’y sont collés en vrac Bruno Mars, Katy Perry ou encore Taylor Swift. En 2016, c’était au tour de Lady Gaga d’assurer le spectacle.

Passons d’abord sur la performance. Le set est organisé en deux temps. Lady Gaga nous livre d’abord une interprétation phénoménale de Million Reasons, piano voix, probablement la meilleure version en concert que l’on peut à ce jour trouver sur le net, si on excepte les vocalises rajoutées pour coller au temps du défilé. Sa voix y est parfaitement posée, puissante, sans doute mise en valeur par une sono et une post-production de compète. Bref, du grand Lady Gaga. Elle crève l’écran, bien plus que les modèles qui apparaissent quelques temps après le début de la chanson. On en serait presque à se demander ce que font ces nanas en lingerie à un concert de Lady Gaga

Soit, mais alors pourquoi c’est subversif ? D’abord parce que c’est bien Lady Gaga la vedette. Par sa présence scénique, elle éclipse totalement ce pour quoi le spectacle était fait au départ (oui, la lingerie quoi). Du haut de ses 1, 56 m (oui, j’ai vérifié, je vous laisse chercher le reste de ses mensurations) et malgré sa plastique, que beaucoup de fans envient certainement, elle n’incarne pas à proprement parler l’archétype du mannequin tel qu’il est vendu aujourd’hui. On assiste bel et bien à un hold-up d’un artiste non-mannequin sur le défilé. Comble de l’ironie ou syndrome de Stockholm, il semble même s’établir une forme de complicité entre les modèles et la chanteuse, qui les accompagne sur quelques pas.

Ensuite par le choix de la chanson qui laisse une large place à l’interprétation. Évidemment, au premier degré Million Reasons est un chanson d’amour, la complainte d’une séparation douloureuse. Mais remettons un peu les paroles dans le contexte : « You’re giving a million reasons to quit the show / I just need one good reason to stay« . On peut évidemment prendre tout ça au premier degré, mais dans un show destiné à assurer l’avenir commercial d’une marque, avouez que ça prend une ampleur pour le moins cocasse.

La deuxième partie du spectacle est plus pêchue, bâtie autour de deux chansons plus dansantes : un mashup de A-YO et John Wayne. Lady Gaga a abandonné sa longue robe ajourée pour un (relativement) sobre ensemble à paillettes. Elle est flanquée d’une palanquée de danseurs et de deux guitaristes qui ont l’air de jouer vraiment. Elle fait ce qu’elle sait faire de mieux, à savoir mélanger danse et chanson dans un ensemble assez décoiffant. Mais bon sang pourquoi c’est féministe? Là encore, les paroles sont assez culottées pour un défilé de lingerie (attention, un jeu de mots vient d’avoir lieu) : « I feel like every John is just the same / Baby let’s get high« . Mais c’est la fin de la prestation que je trouve la plus forte : alors que le dernier mannequin finit son tour arborant avec fierté les « ailes » caractéristiques de la marque, Lady Gaga chausse de gigantesques talons compensés et déploie des ailes déchirées pour clore le défilé dans une caricature de défilé.

Pied de nez à l’ensemble du processus ou habile scénarisation ? Un peu des deux sans doute. J’ai néanmoins du mal à croire qu’une marque de lingerie puisse dicter sa conduite à une artiste internationale, qui n’a sans doute pas besoin de ses subsides pour vivre. J’ai aussi du mal à croire que les regards des mannequins vers l’artiste, lorsqu’elle les accompagne un bout de leur chemin sur l’estrade, soient tous feints et scénarisés. Dans tous les cas, j’ai envie d’y voir un joli renversement de l’exercice qui je pense, même s’il a été calculé par Victoria’s Secret, ne sert au final pas tant que ça la marque. Il suffit de jeter un œil aux autres défilés mis en musique par les autres artistes évoqués plus haut et qui restent d’une fadeur lénifiante.

Au final, au-delà d’une simple performance scénique, Lady Gaga s’impose en prêtresse d’un spectacle qu’elle maîtrise d’un bout à l’autre. Elle réalise ici une habile performance, transformant d’un coup de micro un monument de l’objectivation féminine en plaidoyer féministe, cassant les codes de manière subtile, du moins pour ceux qui voudront bien le voir. Espérons qu’après ça quelques filles auront plus envie de devenir chanteuse que mannequin.